Le chant est une affaire de souffle, de « colonne d’air » comme on dit chez les chanteurs et joueurs d’instruments à vent. Mais c’est encore plus vrai pour le chant grégorien. Et pas seulement pour des raisons physiques : ces raisons sont aussi d’ordre métaphysique, « dimension » qu’on devrait s’approprier sans jamais attendre, puisque c’est celle qui nous attend…
L’hébreu est une langue qui ne sépare pas le visible de l’invisible : ainsi, l’esprit est dit « souffle ». C’est celui que Dieu instille dans le matériau originel dont est fait Adam afin qu’il prenne vie, et c’est celui que le Christ « rend » quand il quitte son enveloppe charnelle sur la Croix.
Or, le mot « neume », qui désigne ce tracé musical apparu en France au plus tard au IXe s., vient du grec « pneuma ». Ce qui veut dire que le tracé à la plume, dès son apparition, dessinait le mouvement physique du souffle et du chant. Mais il y a fort à parier qu’on savait – et peut-être mieux qu’aujourd’hui ! – qu’il y a une union métaphysique entre le mouvement respiratoire du chant et le désir d’ascension spirituelle de l’homme, union que le chant grégorien réalise en raison de sa nature rythmique.
Ce « souffle/esprit » que Dieu a mis en l’homme, les chanteurs grégorianistes le mettent en œuvre de par leurs corps, mais ces souffles mués en chant portent leurs esprits et ceux des auditeurs vers Dieu. C’est un raccourci saisissant qui se place dans un mouvement commun avec celui de l’offrande eucharistique : le blé et le raisin donné par Dieu aux hommes, transformé par eux, dont une part est rendue à Dieu, qui répond en s’y faisant Présence réelle pour nous attirer à Lui. « O admirabile commercium » s’exclamaient les anciens compositeurs… Et c’est en cela également que le chant grégorien possède sa propre dimension sacerdotale puisqu’il accompagne l’échange incommensurable entre le Ciel et la terre, selon le songe de Jacob et la conclusion qu’il en fit « Ce lieu (…) est une maison de Dieu, la porte du ciel ».
Voici pourquoi et comment le chant grégorien est « pneuma » ascensionnel, prenant sa source dans le monde matériel et résonnant jusqu’au Ciel. Garder en tête cette dimension est, pour le chanteur grégorianiste, la meilleure méthode pour n’être que ce qu’il doit être : laissant au siècle la pesanteur de son égo, il n’est plus que voix composante du pneuma liturgique, et retire de ce mouvement un appétit du ciel qui l’édifie et édifie la communauté rassemblée. Tel est son rôle, tel est son charisme et donc son engagement.