L’accompagnement du chant grégorien par le moyen de la teneur et de la tonique, y compris lorsque celles-ci varient en raison d’un changement de mode au sein de la pièce, fait apparaître une sorte de « jeu » entre les dissonances et les consonances avec celles-ci.
Prenons le « Amen » du Credo III : avec un motif utilisé trois fois, la mélodie tourne une première fois en bas autour de la tonique, puis en haut autour de la teneur, puis termine en bas autour de la tonique. Ce procédé est l’ancêtre de la résolution d’accord, qui fait poser un accord comportant une dissonance, pour amener à l’accord sans dissonances, donc à l’accord parfait. Jean-Sébastien Bach aura poussé ce principe à la perfection, mais aussi de nombreux compositeurs de musique française d’orgue au cours des XVIIe et XVIIIe s., tels que Couperin, Clérambault, etc.
Mais s’il est question de jeu, à quoi joue-t-on exactement ? Eh bien on joue à se faire peur, c’est-à-dire à passer du faux au juste, du laid au beau, de l’imparfait au parfait, du mensonge à la vérité. Pour résumer, nous jouons avec une expression harmonique de notre aspiration la plus profonde, qui consiste à passer de la turpitude de notre vie au « happy end » qui nous attend auprès de Dieu. Ainsi nous écrivons, jouons et écoutons une musique qui nous donne a espérer.
Certaines formes de musique posent par contre une autre perspective inverse : celle d’un avenir qui ne résoud rien ! Deux catégories de musique vont dans ce sens :
- tout d’abord ce qu’on appelle la « musique contemporaine » : elle cultive la dissonance, et n’aboutit qu’à cela. On peut remarquer d’ailleurs que les musiciens qui en sont friand sont généralement des personnes au tempérament peu joyeux, en quelques sorte se sont autant de Jean-Paul Sartre de la musique, qui phosphorent au sujet de l’imperfection des choses et des êtres, et ne peuvent rien faire d’autre. L’aboutissement vers l’harmonie ne les nourrit pas, ils demeurent dans l’inharmonie et en dépérissent, mais c’est ce qu’ils veulent. Un enfer, en quelque sorte…
- la musique de variété, lorsqu’elle utilise, pour terminer une chanson, le principe du « fade out » : ici l’interprête n’est pas vraiment en cause, mais plutôt le compositeur qui prévoit que, pour terminer le morceau, le technicien du son baisse progressivement le potentiomètre de volume. La morceau n’a pas de fin, il ne s’achève ni sur l’harmonie sur la disharmonie : il ne s’achève pas, il s’évanouit. D’une certaine manière, cela trahit l’incapacité du compositeur à trouver une fin heureuse à sa composition…
Mais revenons à l’harmonie fondamentale. Tous les musiciens savent que l’intervalle le plus consonant est la quinte, par exemple Do – Sol, ou Ré – La, ou Mi – Si, etc. Cela a été démontré scientifiquement par le physicien allemand Helmotz au XIXe s. Là où ça devient intéressant, c’est que les musiciens savent cela depuis la nuit des temps, tout simplement parce que cela s’entend. La quinte est l’intervalle le plus beau, tout simplement.
En fait, évoquer la nuit des temps suppose que l’homme a commencé à discerner les intervalles musicaux depuis qu’il est capable de produire un son stable. Peut-être avec sa propre voix. Mais sûrement aussi avec des flûtes : 35.000 ans avant Jésus Christ, Homo Sapiens avait déja percé des trous dans des côtes de vautour ou des tibias de cygnes, et les intervalles sont déjà… ceux de la gamme de Do ! Comment est-ce possible ? C’est en vérité très simple : les sifflets en vertèbres de rennes de Néanderthal ont facilement fait apparaître leurs dissonances relatives, et par contraste l’exception que pouvait être la consonance ! De là, l’évolution vers sa recherche, donc vers la musique, était inévitable. Plus tard, Pythagore n’a fait que codifier cela sous forme mathématique, mais il n’a rien inventé.
Quel rapport avec le chant grégorien ? Passons rapidement les étapes : entre Néanderthal et les chantres de Charlemagne, d’autres peuples ont eu le temps de développer des intervalles directement tirés de l’harmonie sonore naturelle : par exemple les mongols avec leur chant diphonique ou encore les gamelans d’Indonésie. Dans les deux cas, leur musique est envoûtante parce qu’elle provient d’une harmonie parfaitement naturelle, donc parfaitement mathématique : les intervalles do – mi – sol – si bémol. Ils n’ont pas été inventés : ils ont été constatés, ce qui n’est pas du tout pareil. L’usage d’une guimbarde en fait la plus parfaite démonstration.
Ici, il est important de noter que la flûte d’Homo Sapiens, trouvée en France, donnait précisément ces intervalles !… Il serait hors sujet d’expliquer comment ces intervalles sont omniprésents dans les sons musicaux, mais rien n’y échappe dans l’univers.
Au cours de quelques millénaires, partout dans le monde, des hommes ont su entendre ces intervalles, et en ont tiré les premières musiques. Puis ils ont extrapolé des extensions de cette gamme primitive.
Dés lors, les intervalles de la gamme ont permis de repérer des consonances. Mais aussi des dissonances. Le « jeu » entre ces deux catégories fondamentales d’assemblage de notes s’entend par toute la terre, dans toute les civilisations. C’est pourquoi « l’accompagnement fondamental » du chant grégorien peut être accueilli naturellement sur tout les continents.
Pour que ce « jeu » harmonique soit sensible, et pour qu’il réponde à une logique, il faut lui donner un rythme. On ne quitte pas une dissonance vers une consonance pour rien, et on ne le fait pas n’importe comment. Même s’il n’y a que deux notes d’accompagnement (teneur et tonique) et une mélodie qui vient « jouer » dessus. La sensation donnée par ce mouvement sur les rapports d’intervalles vient donner des ressentis d’élan et de repos, de pesanteur et de légèreté, voire de précipitation et de ralentissement.
Ainsi, dans le chant grégorien, on tient les signes écrits comme étant la base du rythme et du mouvement. Mais c’est une vision tronquée, car en réalité les premiers signes étaient écrits pour retraduire avant toute chose les mouvements du chant. La tradition orale ayant précédé la tradition écrite, elle est sa cause première. Mais y a-t-il une cause première aux mouvement du chant ? Oui : c’est précisément le rapport mouvementé entre les intervalles, entre les consonances est les dissonances. D’où il est possible de dire que le rythme écrit par le moyen des neumes est motivé dans l’harmonie relative des notes de la mélodie par rapport à la teneur et la tonique.
Mais il semble bien que cette règle primitive ne soit plus connue aujourd’hui, tellement on s’est focalisé sur la sémiologie (étude des signes). Et il ne serait pas surprenant que le rythme grégorien soit avant tout une expression de cohérence harmonique. La corrélation entre ce fondement harmonique du rythme reste à corréler avec les rythmes écrits. Cela ne se fera pas du jour au lendemain parce qu’il faut ici réapprendre une méthode. Mais il ne serait pas étonnant qu’elle se vérifie.